La bâtisse étire sa carcasse vieillotte le long des champs. On y fait en ce moment des travaux pour améliorer le confort des habitants. A l’étage, les petites chambres résonnent du bruit des outils. Il est difficile de tomber par hasard sur le Cada : il est situé en haut d’une petite pente sinueuse, dans une partie de la commune où il y a peu de maisons. Il faut passer un petit pont qui enjambe la Seine, après avoir laissé derrière soi des petites maisons de pierre sans âge, pas toujours très bien entretenues. De ce côté du pont, il y a peu de voisins, un petit lotissement relativement récent en contrebas et surtout la carrière de pierre du village.
le nombre de places qu’offre le centre d’accueil des demandeurs d’asile d’Etrochey
En face du centre s’entassent des ferrailles et d’autres terrains abandonnés. Ils sont soixante, comme Rotcey, à vivre dans cette ancienne maison de retraite au cœur de la campagne. Comment arrive-t-on du Kosovo, du Congo ou du Sri Lanka à Etrochey, Côte-d’Or ? Complètement par hasard. A leur arrivée en France, les réfugiés doivent se présenter en préfecture, à une plateforme d’accueil des demandeurs d’asile ou à l’Office français de l’immigration et de l’intégration. Après leur enregistrement, ils sont ensuite envoyés au petit bonheur la chance vers l’un des 265 centres d’accueil actuellement répartis sur tout le territoire. Enregistrés à Cherbourg ou Dijon, ils n’ont pas d’autre choix que d’aller là où les préfectures les envoient.

Autour du centre, la campagne bourguignonne s’étend à perte de vue
« Cela ne se fait pas tout à fait par hasard non plus, tempère Rachel Ferriot, la cheffe de service du centre d’Etrochey. L’administration fait attention à l’état de santé et aux structures familiales. » Elle travaille depuis quatorze ans pour l’association Coallia, un des plus gros gestionnaires de Cada en France. Elle a débuté sa carrière dans le centre voisin de Châtillon-sur-Seine, le plus gros bourg des environs. A sa création en 2002, le Cada d’Etrochey n’était qu’une antenne de ce centre. Depuis 2013, il est indépendant et offre 87 places sur deux sites différents.
Une prison sans gardiens
Pour Fanny, une trentenaire originaire de la République démocratique du Congo, l’arrivée a été brutale. « Ici, pour moi, c’est comme une prison sans gardiens », martèle-t-elle. Terrée dans le silence depuis notre arrivée dans les locaux, elle décide soudain de s’exprimer. La jeune femme aux longues tresses et aux yeux cernés n’a jamais vraiment accepté l’isolement. Elle ne racontera pas son histoire, n’est pas là pour ça. Parler de sa vie d’avant, pas question. Lutter pour que son présent s’améliore en nous parlant, oui. « Ça ne va pas mieux, mais je fais semblant. Je fais l’effort pour mes enfants. » Rachel Ferriot le concède : « C’est toujours difficile quand les migrants arrivent à Etrochey. »
« J’ai eu l’impression d’avoir été balancée dans la forêt quand je suis arrivée pour la première fois », se souvient Fanny. L’isolement l’empêche d’accomplir ce qu’elle considère comme ses devoirs de mère, comme par exemple d’aller chercher son fils à l’école, située à plusieurs kilomètres. Elle est réduite à attendre qu’il revienne avec le bus scolaire. S’ils veulent se déplacer sans demander aux assistants sociaux du centre, la solution c’est le taxi : 5 euros pour aller jusqu’à la « civilisation ». Ou la marche à pied. Fanny le fait souvent. « Au début c’était un peu long, maintenant je connais le chemin. Mais j’ai peur quand je dois rentrer et qu’il fait déjà nuit. »
La jeune femme se sent loin de tout : pas de transports en communs, de magasin de proximité. Pas de divertissement ni de possibilité de faire des emplettes pour cette trentenaire coquette, qui aligne fièrement sa collection de sacs à main dans sa petite chambre. Les navettes vers Châtillon sont réservées aux besoins vitaux : courses ou rendez-vous médicaux. Moins fréquemment, les obligations administratives. Direction Châtillon encore, Dijon voire Paris. Le lundi, c’est le jour des courses. Une journée que chacun attend — encore — de pied ferme.

«L’endroit où je passe le plus de temps ? Mon lit», Fanny, arrivée au Cada en octobre 2015
Fanny a atterri à Paris en juin 2015 avant d’être envoyée à Etrochey. Elle se sentait dans son élément dans la capitale et rêve d’y retourner : « C’est ma prière de tous les jours. » Ce n’est pas tant le lèche-vitrines qui manque à Fanny, mais la « sensation de la ville, de pouvoir marcher dans les rues en croisant des gens que je ne connais pas ». Son regard est changeant : il pétille quand malicieuse, elle avoue ne pas hésiter à critiquer le système : « Moi je n’hésite pas à aller pleurer auprès de la directrice. Les autres n’osent pas, mais il faut pleurer pour que ça change ! » Quand on en vient aux raisons de son mal-être à Etrochey, il se ternit, et ses longues tresses cessent de danser autour de son visage rond. Elle aurait aimé être placée dans le Cada de Châtillon-sur-Seine, dont dépendait il y a encore quelques années celui d’Etrochey. « Là-bas, les gens ont accès à plus que la première nécessité, ils sont beaucoup plus indépendants. Ils peuvent aller prendre le bus pour Dijon ou pour la gare. » Fanny a l’impression que ses camarades châtillonnais sont moins désœuvrés qu’elle, esseulée à Etrochey. L’isolement n’est pas seulement un poids, il les infantilise. Les résidents avaient une vie avant Etrochey, où ils avaient des responsabilités et étaient souvent à la tête d’une famille. La plupart sont trentenaires, mais ont désormais la même autonomie que des adolescents. Fanny par exemple, travaillait dans un orphelinat dans son pays.
« Ils ne voient que nous, toute la journée, nous sommes leurs seuls interlocuteurs, explique Rachel Ferriot. Alors oui, on tisse plus facilement une relation de confiance avec eux, mais cela les rend très dépendants de nous. » Difficile d’être autonome quand on ne comprend pas le système français, ni même la langue. L’accompagnement se fait sur le terrain administratif, mais aussi physiquement, en les emmenant partout où ils ont besoin d’aller, dans les premiers temps au moins. « On a calculé que sur un mois, au moins la moitié du temps de travail d’un des membres du personnel se fait sur la route, confie Rachel Ferriot. C’est inévitable. » Elle tente, tant bien que mal, de construire leur projet de vie une fois sortis du centre.
Même avec tout ce temps passé à faire la navette, Rotcey, sort peu. Elle a passé ses premiers mois dans un hôtel à Paris, avec son fils alors âgé de 2 ans et son mari. Puis ils ont été envoyés à Etrochey. « J’ai pleuré pendant une semaine, je ne parlais pas français, juste un tout petit peu d’anglais. Je ne pouvais comprendre personne. » En dix-huit mois, elle a suivi plusieurs fois par semaine des cours de français donnés par des bénévoles, et son français s’est amélioré considérablement. Elle continue à ne pas manquer un seul cours. L’envie de s’en sortir. Rotcey a compris que maîtriser le français était la clé de son avenir après le centre. Qui pourrait être en Bourgogne, pourquoi pas. Elle a passé du temps à Paris pendant ses premiers mois en France, et y a passé des vacances auprès de sa famille, mais la capitale ne l’a pas conquise. « Paris, c’est bof. Il y a beaucoup de monde, trop de monde, je n’ai pas trop aimé. »

Même si Rotcey ne souffre pas de l’isolement, son téléphone reste un allié précieux.
Loin de sa communauté tamoule très présente dans la capitale, elle semble s’épanouir. Loin des regards qui jugent comme au pays. « Ici je suis tranquille. Maintenant que je connais, j’aime bien Etrochey, j’aimerais bien rester. » Quand les enfants des 22 familles hébergées en ce moment sont à l’école, le centre se fait silencieux. Depuis 18 mois qu’elle est ici, Rotcey a l’air d’apprécier ce calme plus que tout. C’est la paix qu’elle recherche, et le confort. Elle tripote machinalement son t‑shirt délavé en parlant. Elle veut nous aider, alors elle se concentre, et plisse ses grands yeux bruns dans l’effort. En parlant, elle cherche toujours du regard son jeune fils, restée auprès d’elle car malade. Elle résume son périple en quelques mots. « Il y avait des problèmes dans mon pays. » Elle ne l’évoque presque pas, ni les raisons de sa fuite. Mais la jeune Tamoule parle sans fards de ce qui la poursuit, même à l’autre bout du monde : la peur. Des avions plein la tête, ceux qui bombardaient le Sri Lanka pendant la guerre civile (de 1983 à 2009). Elle mime ces instants d’effroi. Ses muscles se tendent, son souffle se coupe au son d’un avion pétaradant dans le ciel. Le sourire, toujours, « même si ici, on a toujours un sursaut ». Mais les avions sont rares à Etrochey, c’est peut-être ça qui la rassure.
Le charme et le calme bucolique de la Bourgogne apaiserait-il les demandeurs d’asile ? C’est ce que confirme à la fois Rachel Ferriot et d’autres résidents d’Etrochey, comme Duda et son mari Isak, qui viennent du Kosovo. Passés par Beauvais et Amiens pour les hébergements provisoires, ils sont arrivés avec leurs deux fils à Etrochey à l’été 2015. Leur adaptation a été difficile, confie Duda : « Au début, je pleurais tous les jours. Cela a duré une semaine, mais ça va beaucoup mieux maintenant. Le village est joli, il y a beaucoup de nature, on est bien. » Isak approuve d’un hochement de tête. Il parle peu, a l’air plus renfermé que sa femme, qui elle est solaire et sociable. On croisera Duda à plusieurs reprises en train de parler en riant avec ses voisines dans les couloirs. Le mari semble être moins charmé par « le joli village » que sa femme. C’est le temps d’adaptation, la phase d’attente, leur dit-on. Ils le savent très bien mais n’arrivent pas à imaginer l’avenir ici, même s’ils s’y sentent bien et qu’ils ont intégré la communauté des résidents du Cada.
Comme pour Rotcey, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) a refusé leur demande d’asile. Ils ont fait appel de la décision auprès de la Cour nationale du droit d’asile. Toute leur vie est suspendue à ce nouveau jugement, alors pas question de faire des plans sur la comète. Ils attendent, patiemment, mais pas vraiment sereinement.
Dans le village, Fanny va souvent marcher pour occuper ses journées, mais elle n’est pas toujours en confiance. « J’ai un peu peur que les habitants du village me roulent dessus parce que je suis noire », dit-elle en riant. Elle sait qu’elle force le trait, mais les contacts sont peu fréquents. Anne-Sophie Bertrand, la professeure bénévole de français, résume assez clairement : « Ce n’est pas avec les “locaux” que les résidents du Cada vont améliorer leur français, les gens d’ici sont plutôt fermés. Ils ne font pas du tout l’effort de les intégrer. » Rachel Ferriot l’avoue elle aussi volontiers. « Nous travaillons en priorité sur leur insertion dans la société, et sur l’après-Cada. Les relations avec les habitants d’Etrochey ne sont pas prioritaires, même si nous avons des jeunes en service civique qui essaient de monter une action en ce sens en ce moment. » La responsable a déjà essayé de tisser des liens entre villageois et résidents : une « fête du partage » avait été organisée l’année dernière, une sorte de fête des voisins à grande échelle. « Deux personnes du village y ont participé », lâche-t-elle.
Avant de reprendre sur une note plus optimiste. Voilà trois ans, pendant la mini-tornade qui avait durement frappé la région et le village, elle s’était précipité au centre pour vérifier que tout allait bien. Elle y avait trouvé des résidents réunis dans la salle commune, se portant volontaires pour aider ceux dont les maisons n’avaient pas été épargnées. Mais pas question de tout voir en rose : il sera difficile de tisser des liens entre des gens qui ont peur les uns des autres, tout le monde le sait. Peut-être faudra-t-il attendre encore pour que les voisins apprennent à s’apprivoiser. Du temps, les réfugiés en ont : c’est le temps d’Etrochey, le temps de l’attente, le temps de l’ennui, et de l’espoir aussi.